Un pharmacien à l’origine de la société Eury & Cie
La stérilisation du lait par un pharmacien rochelais : Joseph Eury
Joseph-François Eury (1873-1954) est pharmacien depuis le 19 juin 1897[1]. Il est installé à La Rochelle au 2 rue du Temple, où il fait également son domicile. C’est là que son épouse, Louise-Victoire Leistner (1874- ?), donne naissance aux trois enfants du couple : Georgette, le 2 août 1899[2], Pierre-Louis, le 31 août 1900[3] et Yvonne-Marie, le 1 décembre 1901[4]
Dans son officine rochelaise, il tient un laboratoire d’analyses médicales associé avec M. Cailloux. Il y distribue de nombreux remèdes dont il fait la publicité dans certains titres de presse : Nous relevons tout d’abord, dans les archives des journaux conservés aux Archives départementales, vingt-trois encarts entre 1902 et 1907[5] vantant « Plus de chevaux poussifs ! Poudre Delarbre d’Aubusson - Guérit pousse, Toux, Gourme - Boite 3 francs Dépôt M. Eury pharmacien » ; il est aussi question, en 1903[6], de la distribution du « Spécifique St-Jean » destiné aux gastrites, gastralgies, pituites, glaires, dyspepsie, gonflements d’estomac, aigreurs, brûlures, vomissements etc. Enfin, entre 1911 et 1913[7], nous trouvons dix-sept publicités pour une préparation de Joseph Eury : un sirop qui soigne la coqueluche. Il en est fait la promotion en ces termes : « Ne considérez pas la coqueluche comme une maladie bénigne et facile à guérir. C’est au contraire une affection dangereuse et tenace que l’emploi du Sirop Maury, préparé par J. Eury, à Angoulins (Charente-Inférieure), parvient seul à faire disparaître en cinq jours, d’une manière radicale et sans danger. Jeunes mamans, demandez dans toutes les pharmacies le véritable Sirop Maury : vous ne vous en repentirez pas. »
En dépouillant et mettant en base
de données tous les journaux de l’époque, et alors que Joseph Eury est élevé au
rang de chevalier du mérite agricole le 29 juillet 1905, nous constatons qu’il
est désigné comme « fabricant de
lait stérilisé à La Rochelle »[8].
C’est encore dans les mémoires du pharmacien qu’il faut lire les débuts de son
expérimentation de la stérilisation du lait, lui qui avait déjà travaillé sur
la question du lait maternel : « Enfin,
en 1905, j’avais fini de payer ma pharmacie à La Rochelle, j’avais même
installé un petit atelier de stérilisation du lait dans le laboratoire et je
commençais à vendre du lait stérilisé, non seulement à mes clients, mais dans
les villes voisines, chez les confrères de Rochefort, Niort, Saintes etc.
Poussé par un représentant, lors d’une exposition de l’alimentation où j’avais
présenté mon lait stérilisé, l’idée me vint de vendre ce produit à
l’exportation et, pour cela, il me fallait une usine à la campagne. Une
occasion se présenta à Angoulins. »[9]
Cette opportunité, c’est la mise en ferme[10] du « château communal », un domaine récemment acquis par la municipalité de la famille de La Verpillière. Agissant en qualité de maire de la commune d’Angoulins, et en vertu d’une délibération[11] du conseil municipal ainsi que d’un arrêté préfectoral[12], Gustave Guichard[13] donne à bail à loyer, à Joseph Eury, le château proprement dit ainsi que les servitudes qui en dépendent : maison de gardien, écurie, remise, orangerie, serres, chais, buanderie, cour, jardin et une partie du parc[14]. L’étude du bail du 15 septembre 1904 nous indique que diverses réparations sont toutefois nécessaires avant l’entrée en jouissance prévue pour le premier janvier 1905. Nos recherches nous permettent de retrouver le devis[15] des actions à exécuter au château et aux servitudes. Malheureusement le détail ne concerne que l’habitation (chambres, cuisine, vestibule seront restaurés), les écuries et les cabanons, mais rien ne concerne le bâtiment où notre pharmacien compte y installer sa laiterie. Le bail est passé pour trente années et le prix du loyer fixé à mille francs annuels[16].
La création de la société
En janvier 1905[17], Joseph Eury dépose les statuts d’une société. L’article premier précise qu’il s’agit d’une société en commandite par actions entre « M. Eury, comme seul gérant responsable », d’une part et les personnes qui seront propriétaires des actions créées comme simples commanditaires, d’autre part ». La société est établie sous la raison et signature sociale « Eury & Cie » et a pour objet « l’exploitation de divers procédés de préparation et de conservation du lait sous différentes formes [Ces derniers constituent les produits connus alors sous les marques « Lait maternifié Eury »[18] et « Lait Eury stérilisé »], l’exploitation de tous les autres produits dérivés du lait et enfin, la vente qui pourrait être faite de tous ces produits tant en France qu’à l’étranger. » Les statuts prévoient une durée fixée à trente années[19]. L’article quatre nous indique que le siège social est fixé provisoirement à La Rochelle, rue du Temple, n°2 et qu’il sera transféré ultérieurement à Angoulins.
Joseph Eury apporte ainsi à sa nouvelle société :
- ses procédés de préparation et de conservation du lait ainsi que le droit exclusif d’exploitation - tant en France qu’à l’étranger - des deux marques « Lait maternifié Eury » et « Lait Eury stérilisé » ;
- le matériel dont il se servait jusqu’alors rue du Temple à La Rochelle et qu’il envisage de transporter à Angoulins ;
- toute sa clientèle ;
- le droit de bail pour 15 années, consenti par la commune d’Angoulins pour un bâtiment lui appartenant[20]
- et enfin « divers objets, machines, ustensiles, se trouvant à Angoulins, représentant partie d’un matériel et d’un outillage qui sera complété par la Société. »
Le fonds social est fixé à 150.000 francs, divisé en 300 actions de
500 francs chacune. En représentation de tous les apports que nous venons de
lister ci-dessus, il est attribué à Joseph Eury 220 actions entièrement
libérées. Les 80 actions restantes du capital social, dites de priorité,
proposées en souscription, sont payables
en numéraires. L’article 6 des statuts prévoit que le capital social « pourra être augmenté ou diminué en vertu
d’une délibération de l’Assemblée générale des actionnaires, prise sur
proposition du gérant » (Les actionnaires jouissant alors d’un droit
de préférence à la souscription de nouvelles actions, ainsi que le gérant, dans
la proportion des titres qu’ils possèdent.)
La société sera administrée par Joseph Eury comme seul gérant responsable ayant la signature sociale et la direction exclusive des affaires. Il a ainsi les pouvoirs les plus étendus pour agir au nom de la société en toute circonstance et faire en conséquence toutes les opérations se rattachant à son objet. Il peut aussi à ce titre transiger, compromettre, ester en justice, donner tous désistements et mains-levées avec ou sans paiement.
Un autre acte notarié[21], nous apprend que les 80 actions de 500 francs chacune[22] ont été entièrement souscrites par diverses personnes et qu’il a été versé en espèces par chaque souscripteur une somme égale au quart du montant des actions souscrites par Joseph Eury soit 10000 francs. L’acte comprend également, en annexe, une intéressante liste des souscripteurs[23].
Enfin, nous retrouvons des copies (déposées pour minute auprès du notaire Boucher[24]) des procès verbaux des délibérations prises par l’assemblée générale des actionnaires (qui se sont réunis les 9 et 19 janvier 1905) qui nous apprennent : que l’assemblée générale a reconnu la sincérité de la déclaration faite par le gérant de la souscription de toutes les actions et du versement du quart en numéraire du montant de ces actions ; qu’elle a désigné deux commissaires pour apprécier les avantages particuliers stipulés par les statuts au profit du gérant et faire un rapport de ces avantages ; qu’elle a adopté les conclusions du rapport des commissaires et par suite approuvé les avantages particuliers au profit du gérant ; qu’elle approuve les statuts de la société en commandite par actions « EURY et Cie » ; et enfin qu’elle a désigné Franck Austin (un armateur rochelais), le docteur Paul Condamy, ainsi que Eugène Bos (un propriétaire bordelais) comme membres du conseil de surveillance.
Quelques mois plus tard, par une délibération du 13 juillet[25], l’assemblée générale de la société décide que le capital qui était alors de 150000 francs soit porté à 200000 francs par la création de 100 actions nouvelles de priorité de 500 francs chacune. L’acte notarié, du 30 octobre suivant[26], nous enseigne que toutes ont été souscrites[27].
La production et l’usine d’Angoulins (1905-1913)
Les laits Eury & Cie produits à Angoulins
Le 6 juin 1905, cinq dépôts de marques sont effectués pour le compte de la « Société Eury & Cie située à Angoulins » :
« Crème Alpha laiterie Château Angoulins »
« Lait concentré Eury & Cie »
« Lait Eury »
« Lait Alpha »
« Lait condensé sucré Château d’Angoulins »
Une réclame[28] nous permet de mieux détailler ces trois dernières :
Le « Lait Eury » est le lait pasteurisé du docteur Autefage. Il s’agit d’un lait stérilisé, homogénéisé et distribué en bouteilles de 1/2 litre et en boites de 1/4, 1/2 et 1 litre.
Le « Lait Alpha » porte une étiquette bleue. C’est le lait condensé du docteur Autefage, sans sucre que l’on trouve en boites et en 1/2 boites.
Enfin, le Lait « Au château » est le lait condensé du docteur Autefage, portant une étiquette rouge. Il est sucré et vendu en boites et en 1/2 boites.
Le docteur Autefage fait d’ailleurs paraitre diverses publicités dans des revues spécialisées ou sur cartes postales pour de la farine lactée « produite par la Société des laits purs Eury et Cie » ainsi que pour son lait homogénéisé : « Lait homogénéisé du Dr Autefage - Le plus anciennement connu des laits fixés est préparé à l’usine d’Angoulins, en plein pays des Charentes, par les procédés et sous la direction de M. le Dr Eury, ancien préparateur de M. le professeur Armand Gautier, membre de l’institut - Le 1/2 litre au public : 65 - Au pharmacien, par 15 1/2 litres : 55 (verre repris pour 0 f. 15 »
Les archives du notaire Chevalier à Angoulins[29] nous renseignent également sur le conditionnement et les stocks. En septembre 1913, on trouve par exemple dans le magasin de l’usine : 26 cartons contenant 18 boites chacun de farine lactée ; 3 caisses de chocolat au lait (48 boites par caisse) ; 14 caisses (48 boites par caisse) de lait condensé non sucré ; 240 caisses (24 boites par caisse) de lait stérilisé en boites de un litre ; 31 caisses (48 boites par caisse) de lait stérilisé en boites de un demi-litre ; 27 caisses (48 boites par caisse) de lait stérilisé en boites basses de un demi-litre environ.
La distribution à Paris est gérée par un agent[30] nommé Albert Martin basé 46, faubourg Poissonnière.
L'usine angoulinoise : un outil de travail performant
Seules deux vues montrant le bâtiment de la laiterie nous sont connues. Sur le premier document, datant des années 1950, la laiterie est en ruine depuis bien longtemps. Il faut consulter une carte postale ancienne du début du XXe siècle pour nous représenter les lieux, tels qu’ils étaient, en activité. Sur la gauche, Joseph Eury pose, les mains dans le dos, près d’une cuve et de cinq bidons à lait. Perché sur un petit quai sous appentis où mènent quatre marches, il surplombe, un groupe de six hommes. Ces derniers s’affairent au déchargement d’une charrette transportant d’autres bidons à lait plus volumineux en fer blanc. Le bâtiment s’ouvre au Nord par quatre grandes ouvertures, dans la dernière desquelles s’engouffre un autre employé roulant un chariot. Dans le fond de l’image, de la fumée s’échappe de la cheminée d’une annexe qui jouxte le grand corps de l’usine.
L’équipement de l’usine nous est connu par les deux ventes mobilières[31] après faillite de 1913 :
Ce sont les archives notariales[32] et les coupures de presse[33] qui nous permettent, tout d’abord, de détailler les instruments, outils et accessoires utiles à la production. Voici ce que l’on trouve alors dans les locaux : une table-bureau, une table avec étagère et porte-bouteilles, trois chaises, un tabouret, une machine à centrifuger, un évier, une balance de précision, quatorze cartons de bureau, une salamandre, une petite balance avec poids, une presse à copier et sa table, une pipette automatique et son support, un bain-marie, un bac à lavage avec appareil de rinçage, un lot de bidons à lait de différentes grandeurs, une chaise en fer, une petite table en bois, un cabrouet, quatre poulies et un escabeau, une baratte, un malaxeur, deux moules à beurre, une table en bois, un filtre, un bac, une machine à percer, deux étaux avec établis, une enclume et billot, une forge portative, un lot de courroies neuves et usagées, un lot de différents outils, une lanterne portative, un hachoir, un lot de caisses, une écrémeuse, un étouffoir, un broyeur Mora, un lot de planches, un grand entonnoir, une dalle en bois, une meule montée, une barrique d’huile en vidange, une barrique de valpoline en vidange, quatre barriques vides, deux bidons, trois supports en fer, deux harasses de bouteilles, trois brouettes, un tombereau, une charrette, une voiture char à-bancs, deux petites voitures, un grand nombre de bouteilles vides, trois cent kilos de sucre environ, cent vingt kilos environ de cristaux de soude, une bascule, sacs vides, entonnoir, une caisse de boites à clefs, une petite forge portative, une échelle double, un lot de barreaux de grille, un lot de vieilles ferrailles, trois ballots de rognures de fer-blanc, un lot de planches et madriers, tubes en acier de différentes dimensions, un grand bac en fer, casiers à bouteilles en fer et en bois, bidons à essence et trois tubes de chaudière, quinze caisses fer-blanc en feuilles, une pince en fer, un petit chariot, quatorze barres de fer, un lot de charbon de forge, une petite jument dite poney et son harnachement, neuf kilos soudure environ, soixante-quatorze kilos de plomb environ, acide sulfurique, acide décomposé et résiné, un lot important d’environ huit mille boites en fer-blanc de différents formats, une balance romaine, treize paquets de paillons, quinze paniers à beurre, douze tubes de chaudière, un petit calorifère, mille cent petites caisses en bois neuves de différentes dimensions, un lot de bois destiné à la confection des caisses, un lot d’outils de menuisier, trente paquets de pointes, un petit wagonnet et son rail, une table roulante, une armoire à deux portes, un jeu de marques à feu, deux bancs en bois blanc, une machine à boucher, un dépôt de cuivre, un camion automobile, trois hangars dont un recouvert en tôle ondulée et quantité d’autres objets.
Trois mois plus tard, à l’aide des mêmes sources[34], nous sommes en mesure de lister les machines et chaudières employées. Nous relevons tout d’abord le matériel destiné à la fabrication et la fermeture de boites en fer blanc[35] : une presse avec clés et courroies, une bordeuse avec courroies et molettes de rechange, une rouleuse avec courroies, une cisaille à débiter au pied, un lot de clés assorties, appareils et fers à souder, une sertisseuse pour la fermeture des boites. Nous trouvons également, un ensemble de matériel pour la stérilisation du lait : six bacs à lait de différentes dimensions avec pied en fer, une pompe à lait, un pasteurisateur, une machine à fixer avec réfrigérant, tuyautage et manomètre, un bac à lavage, deux grandes tables en bois blanc, deux autoclaves avec panier en fer et manomètres. Il s’accompagne du matériel pour crémer le lait : une crémeuse et huit bacs à crème, un réchauffeur ; du matériel à condenser le lait : un condenseur, pompe à vide et son réfrigérant, deux grands bacs à lait, quatre grandes et quatre petites topettes, un bac à refroidir le lait condensé, quatre ailettes pour topettes, une pompe à eau, un bac sucreur, tuyautage et agitateur. La farine lactée se fabrique avec un lot de matériel qui se compose : d’un broyeur, une meule et son blutoir, un aplatisseur, un petit pétrin, une brosse, une pelle, une étagère, un lot de caisses, un séchoir pour la farine lactée avec casiers métalliques, quatre chariots, un ventilateur. Sont enfin proposés à la vente aux enchères : la machinerie comprenant une chaudière force 6 kilogrammes, une pompe dite petit cheval, une pompe à eau, ainsi que des transmissions et paliers, un palan différentiel.
Du succès à la faillite (1913)
Joseph Eury, ascension et expansion
Plusieurs mentions nous permettent d’affirmer l’implication très forte de Joseph Eury dans la vie agricole locale. Présent en 1907 au sein de comices[36], il en est même signalé secrétaire des séances[37]. En 1908[38], il est cité comme industriel laitier et nous le retrouvons en 1909, de nouveau, impliqué dans le développement de l’agriculture de la région, comme secrétaire des caisses agricoles[39] ou encore présent le 23 septembre 1909 lors de la fondation d’une société d’agriculture.
Il faut dire que ses travaux sont reconnus par ses pairs puisqu’il gagne un concours agricole[40] en 1911 et reçoit plusieurs récompenses : le lait stérilisé émanant de l’usine d’Angoulins est salué d’une médaille d’argent à l’exposition internationale de Milan en février 1907 ; de même en décembre 1908, il se voit décerner une médaille d’argent à l’exposition de Londres.
Concernant notre histoire locale, Joseph Eury est un personnage impliqué à Angoulins. En novembre 1909, il porte secours à Mme Véron qui allant à la marée, tombe de la falaise du Chay se faisant de nombreuses contusions ; encore, en septembre 1911, il porte des soins « empressés et intelligents »[41] à Mme Nivelle qui a chuté accidentellement dans son puits et fut sauvée par Adolphe Navardin, un chaudronnier de la commune. A cette occasion, la presse salue et qualifie Joseph Eury « la bonne âme d’Angoulins ». Et c’est alors que l’on retrouve en cette même année 1911, notre directeur de la société des laits purs d’Angoulins comme adjudicataire de la concession de la distribution publique d’énergie électrique dans la commune. Le conseil municipal vote cette attribution le 30 novembre et la délibération nous apprend au passage que « la commune sera alors éclairée au moyen de 23 lampes réparties dans toutes les rues et sur l’avenue de la Gare. Le courant sera fourni du coucher du soleil jusqu’à 10 heures en hiver et 10h1/2 en été et tous les dimanches et jours de fête jusqu’à minuit. De plus, en hiver, le courant sera fourni de 6 heures du matin jusqu’au lever du soleil. Les habitants pourront s’abonner soit au compteur, soit à forfait. »
Les années suivantes, Joseph Eury est nommé membre du conseil départemental d’hygiène (juin 1912), acquiert la laiterie de Thouaré[42] (novembre 1912), fait partie de la liste des francs maçons de la loge de La Rochelle (juin 1913) et est élu officier du mérite agricole (février 1913).
Toute cette implantation et présence locale se fait sur fond d’expansion de son industrie angoulinoise notamment grâce à l’adjudication de juteux marchés publics. Il faut, pour le constater, consulter une publicité[43] qui indique que « Eury & Cie » est fournisseur des Ministères de la Marine, de la Guerre, des Colonies, de l’école Polytechnique, des messageries maritimes, etc. Après recherches, nous retrouvons effectivement trace d’adjudications qui soulignent ces aubaines :
Celle du 22 novembre 1906, tout d’abord, relatée dans divers articles de presse de ce même mois, lesquels nous apprennent cette « heureuse adjudication ». L’un d’eux résume et raconte en ces termes : « Une bonne fortune est survenue à la commune d’Angoulins. Il existe en effet, dans cette commune, une usine, fondée par M. Eury, connue sous le nom de laiterie d’Angoulins et sous la raison sociale Eury et Cie. La marine de l’Etat, qui consomme une grande quantité de lait condensé, était obligée de s’adresser, pour cette fourniture, à des maisons de Suisse ou de Hollande[44]. M. Eury a concouru à une adjudication de 11000 kilogrammes de lait condensé pour les équipages de la flotte. La fourniture lui en a été attribuée par suite des prix favorables de la soumission et de l’excellente qualité de ses produits. C’est donc la première fois que la marine de l’Etat s’adresse à une maison française, qui sans aucun doute, donnera satisfaction à cette nouvelle clientèle, pendant de nombreuses années. Il ne faut pas seulement envisager la réussite obtenue par une usine à laquelle on doit porter un réel intérêt, mais il faut songer à l’énorme quantité de lait que tout le pays environnant devra fournir, pour satisfaire à cette nouvelle commande. Angoulins et les communes qui l’avoisinent devront se préoccuper de l’élevage des vaches laitières. Depuis l’apparition du phylloxéra, toutes nos vignes ont disparu. C’est à nos cultivateurs à suppléer, par de nouvelles productions, au désastre qui a anéanti nos pays vignobles. Déjà, les beurreries ont sauvé de la ruine des régions voisines à la notre. La laiterie d’Angoulins va, plus que jamais, amener la prospérité dans un milieu où les cultivateurs, soucieux de leurs intérêts, exempts de tous préjugés, s’assimileront avec intelligence et promptitude toutes les transformations agricoles capables d’amener la prospérité au milieu d’eux. »
Moins d’un an plus tard, en septembre 1907, les actionnaires réunis en assemblée générale de la société en commandite, délibèrent[45] sur la création de 100 actions nouvelles de priorité de 500 francs chacune. Le capital de la société passant ainsi à 250000 francs avec cette augmentation de 50000 francs.
Moins d’un mois plus tard, le 20 novembre Joseph Eury est de nouveau adjudicataire du lait stérilisé pour la marine et de commandes spéciales pour l’armée d’occupation au Maroc.
En août 1910, la presse locale se fait écho d’un nouveau contrat : « La laiterie d’Angoulins, Eury et Cie, vient d’être à nouveau déclarée adjudicataire de la fourniture du lait condensé à tous les ports de la marine de l’Etat. Depuis 1906, cette société détient le marché qu’elle avait enlevé aux fournisseurs étrangers suisses. C’est un nouveau succès pour l’industrie française et pour notre région en particulier »
Faillite et créanciers
Malheureusement les affaires de Joseph Eury périclitent. Robert Labbey[46] qui a pu avoir accès aux archives familiales du pharmacien nous explique : « En 1905, Nestlé, société suisse créée quarante ans plus tôt, absorbait l’Anglo-Swiss Condensed Milk C°. Nestlé possédait un réseau commercial bien organisé pour la diffusion de spécialités pharmaceutiques et diététiques de l’enfance ; l’Anglo-Swiss venait de mettre au point un procédé performant de fabrication et de conditionnement d’un lait qu’on appellera longtemps « condensé », alors qu’il est concentré. Avec une efficace lenteur, le lait suisse envahit progressivement le marché. Joseph Eury, qui ne possédait qu’un service commercial sommaire, tenta une défense administrative ; il obtint du Ministère de la Marine que les maisons étrangères ne seraient plus admises à participer aux adjudications. C’était un combat d’arrière-garde et à partir de 1912, Nestlé l’emporta non seulement sur le modeste pharmacien, mais aussi sur des sociétés importantes, comme Gallia, qui perdirent la fourniture de nombreux hôpitaux, tandis que la clientèle publique se réduisait dangereusement. Eury dut renoncer l’année suivante ».
Ainsi, nous avons retrouvé, une délibération[47] en date du 13 mai 1913, de l’assemblée générale extraordinaire des sociétaires qui prononce la dissolution anticipée de la société Eury et Cie. Un liquidateur, maitre Albert Miaux, avoué près du tribunal civil de La Rochelle, est nommé et est chargé de procéder aux opérations de la liquidation dans les termes de l’article 13 des statuts. Dès le 17 mai suivant, un jugement du tribunal de commerce de La Rochelle déclare Joseph Eury et la société « Eury et Cie » en état de liquidation judiciaire. Un juge-commissaire[48] et un liquidateur provisoire[49], chargés d’assister les débiteurs, sont nommés.
Le mois suivant, le 14 juin, le tribunal de commerce converti en faillite la liquidation judiciaire de Joseph Eury et a fixé provisoirement l’époque de la cessation des paiements à la date du 30 avril 1913. Le 10 précédent, le jugement du même tribunal, déclarait en faillite la société fixant provisoirement l’époque de la cessation des paiements à la date du 19 mai 1913.
Un appel aux créanciers est lancé. Ceux de la faillite de la société sont invités à se trouver le 3 juillet à 13h30 dans la salle ordinaire des réunions de faillite, hôtel de la Bourse pour assister à l’assemblée dans laquelle le juge-commissaire doit les consulter sur la composition de l’état des créanciers présumés, le maintien du syndic provisoire et l’utilité d’élire un ou deux contrôleurs. Ceux de Joseph Eury sont, eux, invités à se présenter au même endroit, le même jour, mais à 14h00. Au cours du mois de juillet[50], les créanciers sont conviés à remettre au greffe du tribunal de commerce ou au syndic de la faillite, leurs titres de créances accompagnés d’un bordereau indicatif des sommes qu’ils réclament. Une fois les délais, pour la production des titres, expirés, les créanciers de la faillite sont invités à se trouver de nouveau dans la salle des assemblées de faillite, hôtel de la Bourse, le 25 septembre 1913 à 14h30 pour procéder à la vérification de leurs créances[51].
A la requête des syndics des faillites « d’Eury et Cie » et de l’industriel, les ventes mobilières ont lieu le 30 juin et le 22 septembre pour la société[52], le 8 juillet pour les biens de Joseph Eury[53]. Pour ce dernier, nous relevons, avec curiosité, le détail des meubles meublant la maison de maitre et qui sont alors vendus[54].
En 1914, un scandale éclate autour du député Hesse et les journalistes ne manquent pas de qualifier, à cette occasion, la déconfiture de la société Eury, de « krach local ».
Cette même année, Joseph Eury est de retour à Paris IV, rue des Lions n°3. Avec son ami Charles Michel[55] il installe un laboratoire d’analyses au n°16 de la même rue. Robert Labbey relève dans les archives familiales que notre pharmacien conclut ainsi ce chapitre de sa vie : « Quoi qu’il en soit, j’ai été le premier à faire du lait stérilisé homogénéisé ».
Les années suivantes sont de longues années de procédure. En mai 1915[56], par exemple, la commune d’Angoulins, qui avait demandé son admission au passif de la faillite au cours des opérations de vérification des créances, est déboutée de ses demandes par la cour d’appel de Poitiers. On relève encore en 1921 de nouveaux appels aux créanciers de Joseph Eury.
En 1922, les créanciers sont
enfin invités à se rendre à l’hôtel de la Bourse pour entendre le compte
définitif rendu par le syndic, clore et donner au syndic décharge de ses
fonctions et recevoir un dividende.
[1] Liste des docteurs en médecine, officiers de santé, sages-femmes, chirurgiens-dentistes, pharmaciens dont les diplômes ont été visés en exécution des lois du 21 germinal an XI, du 30 novembre 1892 et du 14 avril 1910 et des dentistes exerçant en vertu des dispositions de l'article 32 de la loi du 30 novembre 1892
[2] Registre des naissances de La
Rochelle, année 1899, acte n°328 ; Georgette obtient son certificat
d’études primaires à Angoulins (cf Le Courrier de La Rochelle du 16 juillet
1912) ; Elle décède à Chatou, le 13 novembre 1979 après avoir été mariée
le 4 octobre 1923 (Paris IVe) à Léon Sauvage.
[3] Registre des naissances de La Rochelle, année 1900, acte n°379
[4] Registre des naissances de La Rochelle, année 1901, acte n°533 ; se marie avec Léon Emile Jean Vanderstraeten le 20 janvier 1923 à Paris IV
[5] Journal l’Echo rochelais :
1902, sept fois ; 1903, deux
fois ; 1904, cinq fois ; 1905, quatre fois ; 1906, quatre
fois ; 1907, une fois.
[6] Journal l’Echo rochelais :
1903, cinq fois
[7] La France de Bordeaux et du
Sud-Ouest du 22/11/1911 ; Le Matin du 7/12/1912 ; Le Matin du
14/12/1912 ; Le Matin du 21/12/1912 ; Le Matin du 28/12/1912 ; Le
Matin du 4/1/1913 ; Le Matin du 11/1/1913 ; Le Matin du
18/1/1913 ; Le Matin du 1/2/1913 ; Le Matin du 8/2/1913 ; Le
Matin du 15/2/1913 ; Le Matin du 22/2/1913 ; Le Matin du 15/3/1913 ;
Le Matin du 22/3/1913 ; Le Matin du 3/5/1913 ; Le Matin du
19/4/1913 ; Le Matin du 17/5/1913.
[8] Le courrier de La Rochelle du 3 août 1905 ; La Croix de Saintonge et d’Aunis du 6 août 1905.
[9] archives familiales et notes de Robert Labey en 1991 pour son article intitulé « Contribution de deux anciens internes en pharmacie au progrès de l’allaitement artificiel » (paru in Revue d’Histoire de la Pharmacie, année 1991, 290, pp. 257-263)
[10] document à paraître dans une étude future
[11] datée du 23 juin 1904, affichée et n’ayant fait l’objet d’aucune opposition de la part des habitants
[12] en date du 3 août 1904
[13] (1848-1911), maire pendant 22 ans de 1889 à 1911
[14] celle comprise entre le château et la grille séparative d’avec le parc public dans lequel il aura accès par la petit porte pratiquée dans la dite grille
[15] document à paraître dans une étude future
[16] loyer payé par le preneur entre les mains du receveur municipal par quarts et par trimestres, termes échus des 1er avril, 1er juillet, 1er octobre et premier janvier de chaque année
[17] Voir acte du notaire Paul Boucher, 5
janvier 1905 ; enregistrement à La Rochelle le 6 janvier suivant, folio
17, case 11 ; et les articles parus dans Le courrier de La Rochelle du 5
février et 19 novembre 1905.
[18] Un exemplaire du lait maternifié fut déposé conformément à la loi au greffe du tribunal de commerce de La Rochelle
[19] article 3 : « La durée de la Société est fixée à trente années, qui commenceront à courir du jour de sa constitution définitive, mais à partir de la vingtième année d’existence de la Société les associés, à la majorité des voix, pourront la proroger pour une nouvelle durée de trente années, ou pour une période moindre. »
[20] bail débutant le 1er février 1905 et ensuite 5, 10 ou 15 ans à partir de l’expiration de la première période de 15 années, au choix de M. Eury.
[21] passé devant maitre Boucher le 7 janvier 1905 et enregistré à La Rochelle le 9 du même mois f°14, c°18, vol. 720
[22] représentant donc un capital de 40000 francs en numéraire de la société Eury et Cie
[23] avec noms, prénoms et domicile, le nombre des actions souscrites et le montant des versements effectués
[24] par acte du 25 janvier 1905
[25] dont une minute est déposée au rang des minutes du notaire rochelais Paul Boucher par acte du 24 juillet 1905
[26] encore passé par le notaire Boucher
[27] en annexe nous retrouvons également la liste complète de ces nouveaux souscripteurs. Tous les documents sont déposés aux greffes de la justice de paix du canton Est de La Rochelle et du tribunal de commerce de La Rochelle en date du 15 novembre
[28] Collection particulière Denis Briand
[29] Etude Emile Chevalier et coupures de presse de L’Echo rochelais du 27/8/1913, Le Courrier de La Rochelle du 28/8/1913, L’Echo rochelais du 10/9/1913, Le Courrier de La Rochelle du 18/9/1913 : Vente mobilière à la laiterie du 22 septembre, partie marchandises.
[30] Collection particulière Denis Briand
[31] la vente mobilière aux enchères publiques « des instruments, outils, accessoires et autres objets mobiliers dépendant de la dite faillite » s’est tenue le 30 juin 1913. La vente du « matériel, machines, chaudières, marchandises et autres objets » s’est tenue le 22 septembre 1913.
[32] Etude du notaire Emile Chevalier
[33] L’Echo rochelais du 14/6/1913 :
Vente mobilière à la laiterie, partie objets, instruments et outils
[34] Etude Emile Chevalier et coupures de presse de L’Echo rochelais du 27/8/1913, Le Courrier de La Rochelle du 28/8/1913, L’Echo rochelais du 10/9/1913, Le Courrier de La Rochelle du 18/9/1913 : Vente mobilière à la laiterie du 22 septembre, partie machines et chaudières.
[35] Ce lot explique la présence des
trois ballots de rognures de fer-blanc, et quinze caisses fer-blanc en feuilles
cités plus haut ainsi que les huit mille boites confectionnées.
[36] réunion des cultivateurs d’une région pour le développement de l’agriculture locale
[37] relevé le 10 février, les 23 et 25 mai
[38] 22 juillet
[39] 4 mars, 5 et 6 juin, 15, 21 et 25 juillet, 31 août, 22 septembre
[40] La Jarrie en juin 1911
[41] aussitôt aidé par le docteur Plissonneau de La Jarne
[42] vente à Joseph Eury par René Brochard de Nantes du fonds de commerce de la laiterie de Thouaré (cf Notaire Menon St Jean de Liversay 1/11/1912)
[43] Collection particulière Denis Briand
[44] danoises également selon une autre source
[45] 9 septembre 1907 : dépôt d’une copie de cette délibération pour minute à Maitre Paul Boucher, notaire à la Rochelle suivant acte reçu le 24 septembre 1907 ; expédition de la délibération déposée à chacun des greffes du Tribunal de commerce de La Rochelle et de la justice de paix du canton Est de La Rochelle le 1er octobre 1907.
[46] op. cit.
[47] déposée aux greffes du Tribunal de commerce de La Rochelle et de la justice de paix du canton Est de La Rochelle
[48] Raoul Guerry et Paul Godet
[49] Pierre Chapront et Auguste Sansat
[50] Le Courrier de La Rochelle 15/7/1913
appel aux créanciers
[51] Le Courrier de La Rochelle 18/9/1913
et L’Echo rochelais 20/9/1913
[52] Echo rochelais du 14 juin et en vertu de l’ordonnance de vente mobilière rendue par Paul Godet le juge commissaire le 3 juin 1913 et du jugement rendu par le tribunal de commerce de la Rochelle le 10 juin.
[53] Echo rochelais du 2 juillet et en vertu de l’ordonnance de vente mobilière rendue par Guerry le juge commissaire le 6 juin 1913 et du jugement rendu par le tribunal de commerce de la Rochelle le 14 juin.
[54] « Un mobilier de salon composé de canapé, fauteuils, chaises, guéridon,
bibliothèque noyer massif, secrétaire, piano. Un mobilier de salle à manger
avec buffet, table carrée, chaises, cave à liqueur, tentures de fenêtres. Un
mobilier de chambre à coucher comprenant : un lit acajou avec sommier,
matelas, traversin, couvre-pieds, table de nuit acajou dessus marbre, armoire à
glace acajou, table de toilette, fauteuils, chaises, guéridon, glaces, tapis,
cheminée prussienne, baignoire. »
[55] 1867-1937
[56] Journal La Loi, 22 octobre 1915