La légende de la cloche engloutie au Petit Coivre à Angoulins

En dépouillant diverses sources bibliographiques, une relation de Georges Musset donnée dans son célèbre recueil «La Charente-Inférieure avant l’histoire», nous a conduit à nous intéresser à un récit fabuleux d’Angoulins.
C’est ainsi que l’érudit rapporte dans son ouvrage, la légende suivante : « Bien souvent dans la profondeur des nuits, surtout les nuits d’orage, sur les hauteurs des Chiratz (1), des moines silencieux, des fidèles plus silencieux encore, descendent en glissant vers les profondeurs insondables de la mer, appelés à un office nocturne par le son d’une cloche mystérieuse, que les pêcheurs disent avoir vue dans les temps calmes, sur les rochers, au travers de la limpidité des eaux. »
Ce passage est assorti d’une indigente annotation de bas de page : « voir les Morgans de la Bretagne. Le rocher où se trouvait la cloche se nommerait, selon les uns, le rocher du Petit-Coivre.»
Ne trouvant pas de débouché avec ce renvoi dans l’oeuvre de F. M. Luzel, nous avons alors contacté Françoise Morvan, la renommée biographe de cet auteur, qui nous répondit ainsi : « Votre question m’a laissée perplexe : aucun rapport a priori entre les Morgans de l’île d’Ouessant et la cloche appelant à la messe sous-marine. Je suppose que l’auteur de la note a voulu dire que dans le conte de Luzel « Les Morgans de l’île d’Ouessant », il y a aussi une messe sous la mer puisque le prince Morgan est marié à la fille de la terre par un évêque de mer, mais la ressemblance s’arrête là. » Françoise Morvan ajoute toutefois : « Je suis allée voir dans « Le Folklore de France » de Paul Sébillot (tome II, Les eaux) et j’ai trouvé, page 67, un court passage sur la cloche du Petit-Coivre. Il y est dit : « Sur les côtes de Chiratz (Charente-Inférieure), surtout pendant les nuits d’orage, les tintements d’une cloche appelaient à un office nocturne des moines et des fidèles qui se glissaient sous la mer pour y assister ». C’est en lisant cette nouvelle mention que nous nous sommes alors rappelés d’une autre relation autour de cette cloche engloutie. Cette fois, nous la devons à l’abbé, archéologue et folkloriste, Théophile Mongis dans son texte « Les sépultures d’Angoulins » (2). Il y relate bien, outre quelques autres légendes : « Dans les récits du soir, pendant les longues heures des veillées, il se racontait autrefois, qu’il ne fallait pas se promener seul après minuit sur la côte des Coudrans, car les rochers du Petit-Coivre ont gardé dans leurs retraites mystérieuses, une cloche énorme que plusieurs ont vue autrefois à marée basse, et qui sonne toujours pour le promeneur solitaire à la veille d’un grand malheur ». Une seconde édition du même texte, nous apporte même, en supplément, une petite note dans laquelle apparait le nom du fameux témoin-source cité par Théophile Mongis : il s’agit, dit-il, de « Cochet, beau-père de M. Bouet, négociant à La Rochelle, propriétaire à Angoulins » (3).
Nous avons, bien sûr, souhaité en savoir plus sur ces rochers du Petit Coivre dont le toponyme a aujourd’hui disparu. Nous avons ainsi patiemment exploré nos informations et c’est sur une précieuse carte du XVIIIe siècle conservée à la Bibliothèque nationale que nous avons pu localiser le fameux lieu-dit. Il existe en effet, au large de la Platerre, au Sud-Ouest des Chirats, une banche allongée qui se nomme Le Grand Coivre. A l’extrémité orientale de ce site, on retrouve bien quelques rochers, très nettement figurés et qui se nomment bien Le Petit Coivre. Le site, qui ne découvre que lors des très fortes marées, méritait que l’on se rende sur place. Mais, comme l’on peut s’y attendre, nos prospections répétées in situ lors des marées d’équinoxe ne se sont soldées par rien de probant. Malgré des coefficients de près de 115, et même par une exceptionnelle marée de 118 en mars 2011, seuls nous sont apparus, au travers de l’eau claire, de gros rochers plats, au creux desquels s’abritaient d’impressionnants congres.
Loin de nous décevoir ces différentes visites nous ont tout de même amené à découvrir une large zone de dépôt de galets de lest, qui confirme l’existence du « port du Ché » jusqu’alors méconnu car ne figurant que sur une seule carte dressée par Claude Masse au début du XVIIIe siècle. A ce stade, ce constat nous amena à nous interroger si notre hypothétique cloche ne pouvait pas être issue d’un naufrage ?
De retour en bibliothèque et en archives, les textes ne nous ont rien apprit de plus. Les seules mentions que l’on trouve sont toutes plus récentes et découlent toutes des récits de nos deux érudits Musset et Mongis. Par exemple, Aurore Lamontellerie, en 1995 dans sa Mythologie de Charente-Maritime nous rapporte : « aux Chirats, on voit certains soirs de brume une lente procession de moines silencieux suivis de fidèles muets, s’enfoncer en glissant sans bruit dans la mer. L’appel pressant de la cloche fait se lever les ombres et les entraîne dans les profondeurs marines mais aucun vivant ne peut  entendre ce fameux carillon.  »
Au demeurant, notre enquête sur la légende des rochers du Petit Coivre et de la cloche engloutie nous a mené vers d’autres récits prenant place non loin d’ici : à Châtelaillon. Introduisant une certaine confusion le tome XIX de l’Aguiaine dénombre cinq exemples de cloches englouties dans tout l’Ouest : « Marbus, Herbadilla, le petit Coivre de Châtelaillon, Terre Fume de Saint-Dizant du Guâ et le puits d’Esset. » Cette mention laisse donc entendre qu’il peut soit y avoir une erreur avec le lieu-dit d’Angoulins improprement attribué à Châtelaillon, ou bien, exister une seconde légende de cloche engloutie. Nous avons cru un instant devoir retenir la première hypothèse à la lecture de la définition exhumée du tome de 1911 des Mémoires de la société préhistorique française : « Petit Coivre : rocher où, dit-on, se trouvait une cloche mystérieuse, près du vieux Châtelaillon en Charente-Inférieure. »
Mais à la lumière d’autres sources, c’est bel et bien l’idée d’une seconde cloche engloutie qui émerge : par exemple dans Histoire et guide de la France secrète (1968), et Légendes et traditions de France (1979) Aimé Michel et Jean Paul Clébert racontent concernant la ruine du château de Châtelaillon :  « On raconte qu’au moment où l’église s’abîma dans la Casse du Prieur, la cloche tomba entre deux rochers du Petit Coivre, d’où nul effort humain ne put l’arracher. On dit encore que si l’eau est paisible et claire, ce qui arrive presque jamais, les marins l’aperçoivent. Longtemps, elle sonna à l’approche des tempêtes... » Cette même histoire est reprise par Robert Colle dans ses fameuses Légendes et contes d’Aunis et Saintonge (1975) (« ... au moment où l’église s’effondra dans la Casse du Prieur, la cloche se coinça entre deux rochers du Petit Coivre que l’on ne put jamais l’en sortir») ou bien dans Mythologie française (1987) 3, ou encore dans Mythologie de Charente-Maritime (1995) (4).
Mais dans la toponymie châtelaillonnaise, nulle trace de rochers du Petit Coivre. Par contre, la Casse au prieur, elle, existe bel et bien. En effet, même si on ne la retrouve pas sur une carte du XIXe S. qui liste la plupart des lieux-dits maritimes proches du Vieux-Châtelaillon (Le Cornard, Les grosses Pierres, La Charette, Le Creux Charron, La Turge, La Charge, Grand Port, La Passe, Les Courants, Les Parisiennes), la Casse au Prieur est grossièrement localisée dans un texte d’Auguste Pawlowski intitulé Châtelaillon à travers les âges (5) (1901), note qui reprend, sans laisser place au doute, une mention que Georges Musset donne dans son article sur Richard le Poitevin (6)  (1880-1882) :  « La ville de Chatelaillon s’élevait au point occupé par une petite éminence rocheuse à l’Ouest de la dépression connue sous le nom de Grand Port. Elle devait se prolonger sur le rocher dit La Charge, jusqu’à une autre dépression nommée la Casse au Prieur (...) Le grand Port se trouvait circonscrit entre le rocher de la Charge à l’Ouest et les rochers et les marais de la Janble à l’Est. Plus à l’Ouest encore se trouvait le rocher de la Turge. »
Ce qui est intéressant, c’est que dans le même article, Musset relate au sujet de La Casse au Prieur : « c’est là où, disent les riverains, est enfouie la cloche de l’église. Les vieilles gens du pays racontent même qu’il fût un temps où la cloche se faisait entendre quand l’ouragan menaçait de se déchaîner, et qu’un jour les habitants du pays firent en vain tous leurs efforts pour arracher cette cloche du rocher. »
Cette histoire de cloche engloutie, Musset nous la donne à nouveau dans son article « La cloche d’Angoulins monument historique » (7) (1908-1912) : «...à cette occasion je rappellerai le souvenir d’une autre cloche de la ville de Châtelaillon qui a donné lieu à une curieuse légende. Si l’on en croit les gens, cette autre cloche est demeurée enfoncée dans un platin vaseux qui se trouve placé non loin du Vieux Cornard, rocher formant la pointe extrême qui s’étend à quatre kilomètres en mer en face du coteau de Châtelaillon. Cette cloche a l’habitude de bourdonner quand une tempête s’annonce. Un jour, vers le commencement du XIXe siècle, elle émergea quelque peu de la vase, et un habitant du pays prit la résolution de l’en faire sortir. Il amena deux paires de boeufs, lia la cloche et voulut la faire tirer par son attelage. Mais tous les efforts furent vains. La cloche demeurait immobile. Quand, impatienté, il piqua vigoureusement ses boeufs en proférant un Sacré nom de D... alors la corde vint à se rompre, les boeufs tombèrent sur le sol et la cloche épouvantée s’enfonça dans la vase d’où elle ne reparut plus jamais. »
On devine alors très bien, aux vues de toutes ces mentions, que c’est avec les deux relations de Geroges Musset que tous les folkloristes ont accolé les deux légendes, la châtelaillonaise et l’angoulinoise, pour n’en faire qu’une. En effet, jamais on ne relève de rocher du Petit Coivre à Châtelaillon, et d’ailleurs Musset lui même, dont les récits sont antérieurs, a toujours bien effectué le distinguo entre les deux sites et légendes (8).
La cloche aujourd’hui suspendue à un bâti de chêne dans l’église d’Angoulins provenant de l’église Saint-Jean-l’Evangéliste de Châtelaillon, c’est donc de la chapelle castrale dédiée à Saint-Nazaire que la cloche de la légende de Musset pourrait donc provenir.
Mais quid de la cloche du Petit Coivre à Angoulins ? A Angoulins, et d’ailleurs sous le même vocable Saint-Nazaire, il existait autrefois une église disparue située sur le littoral méridionnal (vers les Chirats). Notre cloche engloutie en provient-elle ?
Si l’on ne peut écarter l’hypothèse d’une épave pour le Petit Coivre à Angoulins, il faut plutôt conclure que l’on a donc ici deux cloches supposées, de deux édifices religieux disparus sous les assauts de la mer et que c’est peut-être de là, tout simplement, que sont nées les deux légendes des engloutissements. En effet, il est raisonnable de penser à un lien entre les légendes de cloches annonciatrices de tempêtes et la ruine d’églises littorales : en effet, les récits de cloches ou de villes englouties ne sont souvent que l’exagération du phénomène d’érosion marine que la tradition orale perpétue. En ce sens, ces légendes ne font qu’entretenir le souvenir de sites cultuels et d’habitats disparus, dont la mémoire collective n’a gardé qu’un souvenir ténu et déformé. Seule une découverte archéologique pourrait un jour enfin nous éclairer...

NOTES

1. Comprendre “Les Chirats”, lieu-dit de la côte méridonniale d’Angoulins
2. cf Receuil de la Commission des Arts et Monuments de la Charente Inférieure, 1877
3. d’après nos recherches dans les registres paroissiaux et d’état civil il n’a existé qu’un seul “Cochet beau-père de M. Bouet négociant”. Il s’agit d’Etienne Cochet (1719-1770). Cet angoulinois du XVIIIe siècle semble tout à fait digne de foi : aubergiste, tonnelier, marchand brûleur et élu à la fabrique d’Angoulins nous le retrouvons à de nombreuses reprises dans les archives.
3. page 123
4. page 58
5. BSGR, 1901, page 312
6. BSAHSA vol III de 1880-1882 p.126
7. RCAM, 1908-1912
8. cf La Charente Inférieure avant l’Histoire et dans la légende, La Rochelle, 1885, édition ancienne.

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